A quoi sert vraiment le nouveau projet
de loi asile-immigration ?

Des lois qui s’empilent, un service public qui
s’enlise, un recul du droit d’asile

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Depuis les années 1970, une trentaine de réformes législatives ont poursuivi les mêmes finalités : lutter contre l’immigration irrégulière et améliorer l’intégration des étrangers. Sept réformes majeures du droit des étrangers se sont succédé depuis 2006, date d’entrée en vigueur du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Pourtant, le projet de loi examiné par le Sénat début novembre 2023 ne s’appuie sur aucune évaluation des dispositifs passés.

Le projet reste également flou quant à l’avenir, et passe encore une fois à côté de la réalité vécue par les agents et les usagers du service public de l’immigration. Le Gouvernement indique qu’il vise à « préparer notre pays aux défis » qui l’attendent, sans pour autant apporter de vision prospective concernant l’asile et le séjour en France. Ainsi, le projet de loi semble répondre à une arrivée supposément massive de personnes étrangères en France, idée pourtant contredite par les faits : les flux concernant l’immigration légale sont stables. Le texte met l’accent sur le raccourcissement des délais d’examen des demandes d’asile, et l’exécution des obligations de reconduite à la frontière, sans proposer ni vision claire des buts poursuivis, ni moyens associés pour y parvenir. Finalement, le projet de loi risque de fragiliser l’exercice du droit d’asile, tout en passant sous silence les dysfonctionnements de la politique du séjour, en particulier les difficultés croissantes d’accès au service public.

1. Les effets et conséquences pratiques des réformes proposées ne sont pas envisagés

Les réformes prévues par le projet de loi pourraient pour partie sembler de nature à améliorer le service public de l’asile et du séjour pour les personnes étrangères et pour les agents publics concernés. On peut toutefois craindre qu’il n’en soit pas ainsi compte-tenu des nombreux impensés qui traversent le texte - laissant présager une application sur le terrain qui apporte davantage de confusion que d’efficacité.

Le projet de loi prévoit de déconcentrer l’activité d’accueil de l’office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) via la création de pôles « France Asile » en préfecture. Or, les modalités pratiques de la coopération entre agents de l’OFPRA et des préfectures au sein de ces pôles ne sont pas précisées, alors que les missions de l’OFPRA doivent être exercées en toute indépendance, conformément au droit international. Même constat relatif aux réformes prévues pour la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). En effet, la déconcentration d’une partie de ses chambres au sein des ressorts des cours administratives d’appel se heurte à des écueils majeurs auquel le projet de loi n’apporte pas de réponse. Ainsi, il sera impossible de reconstituer dans chaque chambre territorialisée des réserves d’interprètes similaires à celle dont bénéficie la CNDA à Montreuil. Dès lors, l’évaluation préalable envisage de limiter la territorialisation à certaines langues étrangères, proposant donc une demi-réforme brouillant la lisibilité pour les demandeurs. De plus, cette territorialisation percute la logique de spécialisation géographique des chambres de la CNDA.

Concrètement, le projet de loi ne permet pas de savoir si un ressortissant de nationalité
éthiopienne résidant dans les Bouches-du Rhône devra se rendre à Marseille, en vertu de la
territorialisation, ou à Montreuil, où se trouve une chambre spécialisée pour l’Ethiopie.

Le Gouvernement a plusieurs fois rappelé sa volonté d’un texte “équilibré” : les dispositions de nature répressive sont accompagnées de la création d’un nouveau titre de séjour lié à l’exercice de métiers « en tension ». Mais le droit actuel permet déjà aux travailleurs étrangers de demander une admission exceptionnelle au séjour en lien avec leur travail. Le préfet peut alors accepter ou refuser cette demande, les refus devant être motivés. Dans les faits, de nombreuses préfectures ne répondent plus aux demandes ou ne motivent plus les refus, faute de ressources humaines suffisantes. Le nouveau titre de séjour concernant les métiers en tension sera délivré de plein droit. Mais le projet de loi prévoit l’ouverture d’une enquête à cette occasion ainsi qu’une nouvelle amende applicable aux employeurs de travailleurs en situation irrégulière. Cela risque d’accroitre la pression des employeurs pour dissuader les travailleurs concernés de demander ce nouveau titre de séjour, dont la portée pourrait rester limitée dans les faits.

2. Le projet de loi fragilise le service public de l’asile et de l’immigration sans proposer d’outils de nature à servir les objectifs affichés

Les objectifs de diminution des délais d’instruction, et de hausse des reconduites à la frontière, sont imposés sans que ne soient mis en place les leviers pour les atteindre. Or, pour ce qui concerne les demandes d’asile, l’augmentation des effectifs a déjà permis de diminuer les délais d’instruction. Les dispositions actuelles portent l’objectif d’une nouvelle baisse de 159 à 60 jours d’instruction pour 2023, cible que la Cour des comptes a qualifiée de « particulièrement optimiste ». Le projet de loi mise sur des évolutions de procédure et d’organisation pour atteindre ces objectifs de réduction des délais. Or, par nature, l’examen de ces demandes nécessite un temps incompressible. D’abord pour que les demandeurs puissent structurer leur dossier : la complexité de la démarche engendre de la détresse et empêche souvent de mener une procédure sereine et exhaustive. On peut également craindre un effet collatéral à la réduction des délais : un récit incomplet ou un motif de persécutions mal défini lors de l’introduction de la demande peut engendrer des demandes de compléments de la part de l’institution, ainsi que des recherches supplémentaires qui vont finalement allonger le délai d’instruction. Enfin, les agents des préfectures, de l’OFPRA, comme les magistrats de la CNDA ou des juridictions administratives se trouvent en difficulté pour mener à bien leurs missions dans le respect des principes humanitaires. Ils sont placés face à des choix éthiques particulièrement difficiles. A ce titre, la généralisation du juge unique prévue pour diminuer les délais d’audiencement, revient sur un principe de collégialité indispensable dans le contentieux de l’asile où les juges sont chargés d’apprécier la crédibilité d’un parcours de vie et la réalité des craintes de persécutions en cas de retour. Comme l’ont souligné la défenseure des droits et plusieurs syndicats de magistrats administratifs, la généralisation du juge unique va altérer significativement la richesse des échanges avec le demandeur durant l’audience. Enfin, il faut noter que si les effectifs des pôles d’instruction de l’OFPRA ont augmenté ces dernières années, ce n’est pas le cas des pôles qui établissent l’état civil des personnes protégées : celles-ci peuvent attendre une à deux années sans ouverture de droits.

Ce constat s’applique aussi à l’hébergement des demandeurs d’asile ou de séjour, qui compte essentiellement sur une redistribution géographique les places, alors que 47% des demandes d’asile déposées en France le sont en Ile-de-France. Or, une part importante des places sont occupées par des personnes qui travaillent sans parvenir à faire valoir leur droit au séjour.

Il en va de même pour l’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) que le projet de loi veut augmenter, ce qui n’est pas un objectif réaliste. La France procède à une politique de massification des OQTF particulièrement inefficace, comparativement à ses voisins européens. En 2019, le taux d’exécution des OQTF prononcées en France est estimé à 15%, quand il est de 24% en Italie ou 32% en Espagne. Le rapport Buffet souligne que certains contentieux liés aux OQTF sont jugés dans des délais allant jusqu’à trois ans, en raison du manque d’effectifs. Or le projet de loi ne comporte aucune mesure susceptible de raccourcir significativement ces délais, ni aucune disposition visant à améliorer la coopération entre la France et les pays concernés.

3. Le projet de loi passe à côté de la réalité vécue par les usagers et les agents publics. Il ne résout pas les difficultés auxquelles ils sont déjà confrontés

L’état de réforme permanente du droit des étrangers suscite des difficultés pour les usagers, mais aussi pour les administrations et les juridictions qui peinent à s’adapter à des changements dont les implications sont lourdes en termes d’organisation et de ressources humaines. En préfecture, le recours aux vacataires est devenu la norme pour compenser les plafonds d’emploi contraints, ce qui génère de la précarité et désorganise le fonctionnement des services. A ce titre, le Conseil d’Etat a plusieurs fois relevé que « s’emparer d’un sujet aussi complexe à d’aussi brefs intervalles rend la tâche des services plus difficile et diminue sensiblement la lisibilité du dispositif».

Depuis plusieurs années, la première difficulté pour l’accès au service public de l’asile et du séjour, est celui de l’accès en préfecture. Pourtant, le projet de loi asile-immigration n’introduit aucune disposition visant à réduire ces délais ou à faciliter l’accès aux guichets. Depuis 2017, les pouvoirs publics proposent finalement une réforme des seules modalités de saisine de l’administration via Internet, pour fluidifier les demandes de titre de séjour et des refus afférents. La dématérialisation est pourtant peu adaptée au public concerné. Dans certaines grandes villes, elle a conduit à remplacer les files d’attentes devant les préfectures par des files d’attente virtuelles, engendrant un marché illégal de reventes de rendez-vous sur Internet. En aval, les personnes ayant obtenu le droit de séjour restent bloquées dans leur parcours d’insertion par les délais de traitement des étapes ultérieures (numéro de sécurité sociale, etc.). De nombreuses personnes en situation régulière perdent ainsi leurs droits sociaux voire leur emploi, faute de réponse de l’administration dans des délais raisonnables. Conséquemment, le lien aux usagers se dégrade, l'afflux de dossiers ne permet plus de fournir un travail de qualité, et la complexification des procédures génère un contentieux démoralisant. Cette situation entraîne une forte perte de sens pour les agents de ces services.

Ce nouveau projet de loi est un rendez-vous manqué pour réellement améliorer le service public de l’asile et du séjour. Cela nécessiterait de faciliter l’accès aux guichets des préfectures en recrutant et formant des agents, de réformer en profondeur l’instruction des demandes de titre de séjour en instaurant leur examen multifactoriel, de repenser l’accompagnement des demandeurs — notamment psychologique, de faciliter le travail des officiers de préfecture, de l’OFPRA puis des agents de la juridiction administrative pour examiner les dossiers. Le collectif Nos Services Publics constate que les équipes perdent peu à peu le sens de leur mission et se découragent face à une réglementation morcelée et inefficiente. Pourtant, l’état des services des étrangers en préfecture reste un angle mort de la politique asile-immigration du Gouvernement. Sans donner de moyens à cette politique publique, ce projet de loi risque de dévaluer la parole publique et d’accroître encore la défiance envers les institutions